Pensées par Hélène Jacqz

« …[Les] séries qui suivent Déroulement, viennent de la même source d’où sont issues la musique ou la poésie, c’est-à-dire du geste élémentaire, du rythme, du tempo, de la pulsation… »

Judith Reigl, extrait d’entretien sur son travail

Et si cet instant contenait l’éternité, animé de toute l’énergie de la vie et de son potentiel futur? Et si « cet instant où je donne tout » était le dernier ?

En 2008, en approfondissant un processus créatif lié à l’improvisation, (à l’inverse de ce que j’avais étudié et explorée dans mes années d’école, mais dans la continuité de mon travail depuis la fin des années 90), j’ai été amenée petit à petit et de manière empirique à me tourner vers la fulgurance, comme mode de création, en faisant de plus en plus confiance à mon intuition et à ce que me dictait mon corps : des gestes instinctifs tout comme ceux d’une danse chamanique.

Afin de prolonger mes membres et me dégager de mes limitations physiques en m’accordant à une réalité intérieure, j’ai construit des outils divers, longs pinceaux, triples rouleaux et récemment, j’ai même demandé à mon fournisseur de me fabriquer des immenses pinceaux éventails pour pouvoir multiplier les possibilités de tourner facilement avec les brosses et pour que la forme de ces brosses puisse leur permettre de restituer la fantaisie de mes élans.

Depuis cette époque, à mon insu, l’espace dans mes tableaux a complètement changé, il est devenu ouvert. Mes peintures poursuivent alors leur histoire bien au delà des bords restreints du châssis et restituent dans un tourbillon, un petit morceau d’univers (cosmique, intérieur, moléculaire ???) qui invite alors les regards à s’ouvrir vers l’infini.

Je conçois maintenant l’espace du tableau comme le résultat d’une concentration d’énergie dans un instant donné, seul moyen pour moi d’être en contact avec l’aspect le plus profond de ma personnalité et de garder la fraicheur de l’élan premier.

Quand, je m’arrête de peindre un moment – car il est difficilement possible d’investir un tel rythme de manière régulière – il me faut toujours du temps pour retrouver le tempo et l’investissement entier et total que cela exige.

En fait, je suis très entière. Je veux tout mettre en un instant: le rythme, la lumière, la couleur et surtout mon cœur, comme dans une prière !

– Techniquement, c’est assez risqué … Je rate beaucoup de tableaux pour parvenir à un résultat et lorsqu’une peinture est réussie, je le sais presque immédiatement.

La mise en œuvre est longue, autant psychique que matérielle :

Si le support est coloré, le fond de toile doit pouvoir accueillir une matière, une couleur et une lumière qui donne l’envie de peindre. Ce fond est travaillé jusqu’au moment ou je le reconnais comme pouvant accueillir mon envie. Parfois, les jours de grand courage, il reste blanc, prêt à recevoir des gestes plus radicaux.

Souvent de nombreuses études de couleurs très spontanées sur papier ont été lancées au préalable des grands formats. Quand le choix est arrêté, elles servent de déclencheur et je fabrique mes couleurs en quantité pour passer à une plus grande échelle.

Effectuée manuellement à partir de pigments et de médium, la préparation des couleurs est importante également. Durant sa fabrication, cette préparation artisanale sert d’incubateur. Depuis quelques années, une des spécificités de ma palette tient au fait de travailler avec des couleurs primaires tirées vers leurs extrêmes valeurs en y intégrant même des couleurs fluo.

Je les appelle les outre couleurs (en écho amusé à un peintre français bien connu qui travaille le noir) car même les jaunes et les rouges de cadmium, connus pour leur virulence font pale figure à côté d’elles.

J’aime garder la spécificité de chaque couleur sur la toile et qu’elles ne se mélangent pas plus qu’il ne faut. Cela me demande beaucoup d’astuce vue la rapidité du processus.

En vue d’une intention et d’un format spécifique, les outils sont choisis scrupuleusement. Souvent fabriqués ou bricolés, ils doivent pouvoir recueillir la quantité nécessaire de couleurs, à la bonne viscosité pour permettre l’élan ou le glissement du geste et sa transformation alchimique en accident heureux.

Au moment propice, comme pour un orchestre, l’ensemble des éléments doit contribuer au résultat final. L’hésitation, le doute ou l’absence d’une couleur ou d’un outil peut être fatale à la peinture !

Le passage à la peinture sur les grands formats est toujours un moment très intense et me dépasse totalement. Ce moment, une fois la toile achevée, ne m’appartient plus. Il est offert aux autres.

Je crois au pouvoir de l’art pour réveiller l’envie de vivre et renouveler l’époque.

Mes tableaux sont l’expression de ces convictions.

Mai 2016

– Danse avec les couleurs – Galerie Insula

Dans une toile d’Hélène Jacqz, comme dans une improvisation de jazz, tout se joue dans l’instant. Tout est une question de tempo.

C’est toujours le jeu de quitte ou double. Quitte, ce ne serait qu’une trace de peinture sans signification. Un son neutre, sans éclat, sans écho et sans vibrato. Double, c’est gagné. C’est un envol, un jaillissement, une floraison : un geste large qui propulse le regard d’un angle à l’autre du tableau. Le spectateur est dans la position d’un surfeur glissant adroitement au creux de la vague, une seconde avant qu’elle ne se pulvérise en un milliard de gouttelettes étincelantes.

La peinture d’L.N. Jacqz tient de la danse et de l’acrobatie. Et comme dans ces deux disciplines, la maîtrise ne s’obtient que par le long apprentissage d’un métier. Dans son cas ce furent successivement les Beaux-Arts à Paris et la Parsons School à New York. Mais ensuite, c’est la pratique assidue de la peinture qui l’a menée vers de nouveaux rivages. Elle n’est pas partie à la recherche d’huitres perlières ou d’espèces aquatiques rares dont on pourrait craindre l’extinction Mais elle a voulu peindre, jour après jour, toile après toile, des tableaux capables d’éveiller de nouveaux échos, en elle comme en nous.

On pourrait croire qu’elle a pris pour elle (qu’elle a pris pour aile) le conseil que donnait Nicolas Boileau aux poètes:

Hâtez-vous lentement et sans perdre courage

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage

Polissez-le sans cesse et le repolissez

Ajoutez quelquefois et souvent effacez.

Mais en pensant à sa peinture, on pourrait aussi modifier le titre de « l’Art poétique » pour l’adresser aux peintres:

« Avant donc que de peindre, apprenez à danser ! »

Marc Albert-Levin Mai 2016